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vendredi 13 novembre 2015

Putain de Guerre...

Je ne sais pas vous, mais il me semble que notre tant aimée littérature noire peut parfois elle aussi se laisser aller à succomber aux mêmes chimères et aux mêmes artifices qui ont, depuis plus longtemps déjà, gangréné le cinéma et la télévision. La tendance au toujours plus : plus d’effets spéciaux, plus de scènes époustouflantes, plus d’action, plus de ceci et de cela et le tout en 3D, Imax avec sièges virbro-machins pour bien vous immerger dans l’action… Vous faire vivre le truc… Ou comment donner du relief à des scenarii épais comme les fameux sandwiches sncf de la chanson… En l’occurrence, dans le roman noir, cela se traduit par une surenchère dans l’horreur, les crimes se doivent d’être de plus en plus atroces, détaillés, oserais-je écrire : disséqués, jusqu’à la nausée, parfois même au mépris de toutes vraisemblance. Et les meurtriers se doivent d’être de plus en plus pervers, et en série bien sûr, parce que, méchant romanesque, si tu n’as pas tué plus de 10 personnes à la fin du 4ème chapitre… tu as raté ta vie de papier… Et l’histoire dans tout ça ? Aux abonnés absents, bien souvent.

Mais pas de ça ici. Bien au contraire. En lui même, le crime qui sert de point de départ à l’histoire de Patrick Pécherot est techniquement presque banal : arme blanche, un seul coup mais bien placé, dans le dos. Le contexte l’est beaucoup moins. Parce que pour le coup, l’horreur est ailleurs. L’horreur est partout. A faire passer le crime en lui même, les crimes même puisqu’il est aussi question d’un autre meurtre entrainant le principal, pour de petites anecdotes sans importances. La pire boucherie de l’histoire de l’humanité, la pire saloperie jamais commise par l’homme qui n’en est pourtant pas avare. Le massacre pur, simple, imbécile et criminel de la jeunesse européenne : la première guerre mondiale.
« Tranchecaille » est un polar à n’en point douter : il y a des crimes, des suspects, un meurtrier et une enquête finalement résolue… ou pas d’ailleurs si on oublie notre condition de lecteur omniscient. « Tranchecaille » est un roman noir aussi dans la composition magistrale des personnages avec leurs failles et leurs faiblesses que les horreurs de la guerre exacerbent. Mais « Tranchecaille » est aussi un excellent pamphlet anti-militariste.

En ces temps où l’on ne devrait commémorer que le souvenir du calvaire de ces millions d’hommes partis pourrir dans les tranchés par la volonté de quelques uns et l’incompétence criminelle de Généraux engoncés dans leurs certitudes, nombreux sont encore ceux qui osent nous parler de victoire, de patrie, de bons et de méchants. Ce livre est donc sans doute salutaire, à l’instar du « Putain de Guerre » de Tardy et Verney. En quelques 300 pages, et tout en déroulant avec habilité son intrigue policière, Patrick Pécherot nous livre aussi une vision complète et sans concession de ce qu’ont pu vivre tous ces soldats pendant ces 4 ans de folie meurtrière. Les conditions de vie inhumaine, la peur quotidienne, la mort omniprésente, l’entêtement des officiers, la propagande, la totale déconnexion entre les deux mondes, le militaire et le civil (extraordinairement résumé dans le personnage de Paul…) Et alors que l’on peut parfois clore un des Thrillers dont je parlais plus haut en se disant : « Il exagère », en parlant de l’auteur, là, je suis persuadé que Patrick Pécherot n’exagère en rien, au contraire, malgré tout son talent, il est sans doute encore en dessous de la réalité de ce qu’ils ont pu endurer. Mais qui pourrait comprendre vraiment, qui pourrait nous raconter vraiment, et surtout, est-il possible de comprendre ce que fût cette guerre quand même les contemporains qui ne la vivaient pas directement ne pouvaient pas, ne voulaient pas, l’appréhender dans toute sa vérité crue…

Ce livre est donc aussi l’histoire d’une double voir d’une triple injustice. Celle de voir un homme mourir pour un crime qu’il n’a pas commis d’abord. Celle de le voir condamné non pas pour ce crime d’ailleurs mais pour servir une cause qui n’en est déjà plus une en 1917. Jonas, le protagoniste n’étant au final que le représentant de ces milliers de malheureux qui furent fusillés pour l’exemple, atroce barbarie, crime de guerre à jamais impunis et dont les auteurs voient encore leurs noms sur des plaques de Rues, d’Avenues, de Boulevards. Là est la troisième injustice quand ceux qui le condamnent sont cent fois plus coupables que lui de crimes bien plus atroces.

La construction du roman, une suite de courts chapitres, peut paraitre décousue mais est en fait remarquablement agencée, nous menant habilement de détails en détails à l’image d’ensemble. Le style est habile, précis, ciselé, changeant de mode en fonction du chapitre, du personnage qu’il met en scène ou de l’action qui s’y déroule. Il nous plonge encore plus dans l’histoire.

Un grand livre. A lire pour ajouter au plaisir de l’intrigue policière, l’intelligence d’une réflexion sans concession sur cette page noire de notre histoire.


Patrick Pécherot - « Tranchecaille » - Gallimard 2008

samedi 7 novembre 2015

Made In L.A.

Attention, chef d’œuvre ! Non, je ne parle pas de ce petit papier que tu ligotes peinard entre un article de fond sur le changement de rimmel de Kate of England et la  sexetape d’une pseudo star de la téléréalité que tu as gratté sur internet dans le dos de ta femme ou de ton mari… Le chef d’œuvre en question est bel et bien le bouquin dont je suis sensé faire la critique ici. Et pour tout te dire, mon pote lecteur, je ne sais pas par quel bout prendre la chose…

Je ne vais pas te faire l’affront de te présenter l’auteur, James Ellroy. Si tu n’es pas arrivé sur ce blog par le hasard malencontreux d’un algorithme espiègle c’est que tu t’intéresses de près ou de loin à la littérature en général et au polar en particulier et donc, l’œuvre du gars Ellroy n’a pas de secret pour ta pomme. Mais l’opus dont je voulais te parler : « Le Dahlia Noir » est sans doute le plus autobiographique que l’auteur ait écrit, avec celui sur sa fameuse Part d’Ombre, et une certaine connaissance de sa vie peu commune offre un niveau de lecture supplémentaire intéressant.
Ellroy, enfant du LA des années 50 (il est né en 48), enfant solitaire et troublé, à l’oedipe mal digéré, faut dire que voir sa mère se faire assassiner lorsque l’on a 10 ans n’est sans doute pas le meilleur tremplin vers une vie pure et parfaite. Ellroy donc qu’on retrouve en filigrane derrière la plupart des personnages masculins, Bleichert bien sûr, mais aussi Blanchard  et peut-être même Sprague. Sa mère aussi, Geneva Hilliker Ellroy, dont le parallèle avec Lizz Short est trop évident pour ne pas être mentionné mais qu’on retrouve également dans Kay Lake et Madeleine Sprague comme autant de création permettant à Ellroy de solder en partie ses démons oedipiens. Mais réduire ce roman à une autobiographie déguisée serait d’une grande injustice.

Parce que cet opuscule à la noirceur choisie n’est rien d’autre, selon moi, que la quintessence de ce qui fait un bon roman noir. Des personnages magnifiques, solides, épais comme la noirceur d’une nuit sans lune dans les bas-fonds de LA. Des personnages qui vous sautent au visage dès la première rencontre au détour d’une page, au tournant d’un chapitre. Hommes : volontaires et perdus, courageux et lâches, solitaires et fraternels, forts et fragiles, immatures… Femmes : fatales et séduites, perverses et perverties, manipulatrices et dominées, menteuses et trompées. Tous : complexes et ambigus. Des protagonistes fictifs qui en croisent d’autres bien réels ceux-là mais qui ont étrangement presque moins de présence. A part Lizz Short bien évidemment. Lizz, Le Dahlia Noir, dont la mort atroce nous devient encore plus insupportable à mesure qu’on fait sa connaissance au fil des pages. Heureusement qu’Ellroy prend pitié de nous et nous livre un coupable qu’on arrive même à ne plus détester au final… En rester sur un meurtre irrésolu aurait été à la limite du supportable.

Tous ces protagonistes, et là le terme n’est pas forcément galvaudé tant on pourrait considérer que le livre compte plusieurs personnages principaux, évoluent dans un décor palpable, présent, presque tri-dimensionnel. Qu’on soit allé à LA, ou pas, dans les années 40 ou pas, on y est ! Ellroy parvient comme peu d’autre à nous prendre par la main et nous emmener promener dans son LA de rêve et de cauchemar. Des collines d’Hollywood, avec son fameux panneau dont on assiste à l’amputation des dernières lettres, à Van Nuys et Mulholland Drive, on circule dans la Citée des Anges (déchus) à la traine de nos héros.

L’histoire est admirablement construite malgré la gageure que pose toujours la reprise d’une histoire vraie. Car là encore, Ellroy s’en sort à merveille, tissant sa toile sur la trame de la véritable affaire du Dahlia Noir, il parvient à entretenir un suspens poignant et nous livre même quelques retournements de situations surprenants et jubilatoires. Et puis il y le style Ellroy, puissant, précis, percutant. Le rythme admirablement maitrisé, dans les tempi lents comme dans les explosions de violences, dans les descriptions scrupuleuses comme dans les scènes d’actions au cordeau… Un rythme qui n’est pas sans rappeler un combat de boxe dont les rounds seraient ici les chapitres du roman…


En conclusion, « Le Dahlia Noir » est une œuvre majeure de la littérature noire, de la littérature tout court aussi d’ailleurs, un must pour tous les amateurs du genres et les autres. Un classique.

James Ellroy - « Le Dahlia Noir » - Rivages 1988